Luca de Meo chez Kering, transfert d’une star ou prélude d’une révolution automobile européenne ?
- Fabienne
- 16 juin
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 juin

Le monde des affaires est rarement un long fleuve tranquille, mais certaines annonces ont la puissance d'un coup de tonnerre. Le départ annoncé de Luca de Meo, l'architecte acclamé de la "Renaulution" chez Renault, pour prendre les rênes du géant du luxe Kering, est l'une de ces secousses. Prévu pour mi-juillet, ce départ inattendu laisse Renault face à une transition délicate et soulève une question bien plus vaste : ce transfert est-il le départ d'une recomposition inéluctable du secteur automobile européen ?
L'effet d'une bombe, de Meo quitte Renault en pleine transformation.
Le plan "Renaulution" lancé en 2021 a remis le constructeur sur les rails, avec une stratégie audacieuse de scission en quatre entités distinctes (Renault Core, Ampère pour l'électrique, Horse pour les motorisations thermiques et hybrides, et Mobilize pour les nouvelles mobilités). Alors que le groupe s'apprêtait à dévoiler "Futurama", son nouveau plan stratégique en novembre, son capitaine annonce son départ. C'est, un signal très négatif !
Le conseil d'administration de Renault semble avoir été pris de court. La question de la succession est brûlante : une solution interne rapide d'ici le 15 juillet ou un intérim pour une recherche plus large ? Cette incertitude de gouvernance est d'autant plus préoccupante que Jean-Dominique Senard, le respecté président du groupe, atteindra la limite d'âge de son mandat en 2027. Pour les experts, c'est un "coup dur". Les bons managers sont une denrée rare et Renault rentre dans une zone de turbulence.
Kering, un "pompier" pour une maison en feu ?
De l'autre côté de l'échiquier, Kering. Le géant du luxe, propriétaire de Gucci, Yves Saint Laurent, Balenciaga et Bottega Veneta, n'est pas au mieux de sa forme. Gucci, sa marque phare, traverse une passe difficile, avec une chute de 21% de ses ventes en 2024 ayant divisé par deux le bénéfice du groupe. L'action Kering a perdu 28% en un an et 78% depuis son pic de 2021. Une source proche du groupe le dit sans ambages : "La maison Kering brûle, il fallait un pompier."
Luca de Meo, avec sa réputation de "cost killer" et de magicien du marketing, semble être l'homme de la situation, malgré son absence totale d'expérience dans le luxe. Son bilan parle pour lui : le lancement réussi de la Fiat 500 entre 2007 et 2009 sous Sergio Marchionne, qui a sauvé Fiat, et la "Renaulution" qui a remis au goût du jour les icônes R5 et R4 en version électrique. Les marchés ont d'ailleurs salué l'annonce par un bond de plus de 11% du cours de Kering.
Cependant, les défis sont titanesques. De Meo devra naviguer dans un groupe familial (François-Henri Pinault conserve la présidence et, via Artemis, environ 40% des actions et 60% des droits de vote), restructurer les finances (dette de 10,5 milliards d'euros après des acquisitions), et surtout, redresser Gucci. La nomination récente de Sabato de Sarno comme directeur artistique de Gucci n'a pas encore produit l'étincelle attendue. De Meo devra insuffler "process et rigueur" dans un groupe qui, selon certains analystes comme Luca Solca de Bernstein, "mise tout sur la création". La révolution chez Kering pourrait être plus ardue que la "Renaulution".
Au-delà des destins individuels, l’automobile européenne au bord du précipice.
Si le transfert de De Meo est une saga en soi, il faut surtout le lire comme un symptôme des maux profonds qui rongent l'industrie automobile européenne. Ce secteur, autrefois fleuron industriel et moteur d'emplois (13 millions d'emplois directs et indirects, 7% du PIB européen), est aujourd'hui au bord du gouffre.
Les chiffres sont alarmants :
Chute des ventes : Depuis 4 ans, les ventes s'effondrent. En 2024, l'ACEA note une timide hausse de 0,8% à 10,6 millions d'unités en Europe, bien loin des 15,3 millions de 2019.
L'électrique patine : La transition vers le véhicule électrique, imposée d'ici 2035 par l'Europe, ne décolle pas. Pire, elle recule (-3% pour 3 millions d'unités en Europe), alors qu'en Chine, les ventes de véhicules à accumulateur bondissent de +40%.
Stratégie du haut de gamme contre-productive : Les constructeurs ont misé sur des VE haut de gamme pour préserver leurs marges, négligeant le segment abordable. Résultat : des prix neufs historiquement élevés, inaccessibles à beaucoup.
Pression réglementaire et coûts : Le durcissement des normes CO2 (seuil passant de 95 à 81 g/km en 2025) et les investissements massifs dans l'électrification (plus de 150 milliards d'euros) pèsent lourdement, avec des amendes colossales en perspective pour ceux qui ne respectent pas les objectifs (2 milliards d'euros anticipés pour Renault, 8 milliards pour Volkswagen).
Concurrence chinoise féroce : La Chine, avec ses coûts de production plus bas (matières premières, main-d'œuvre, énergie, batteries) et son avance technologique dans les VE, déferle sur l'Europe.
Protectionnisme américain : Un retour potentiel d'une administration Trump pourrait fermer davantage le marché américain, crucial notamment pour les marques allemandes.
Désintérêt pour la voiture : Surtout chez les jeunes urbains, qui privilégient transports en commun, vélo ou location ponctuelle.
Les constructeurs sont pris en étau. Volkswagen enregistre -4,2% de ses ventes sur un an, Porsche -9,6%, Audi -11,3%, Stellantis -14%. Renault, avec -0,6%, semble presque un miraculé. Les cours de bourse, comme celui de Stellantis (effondré de plus de moitié depuis son pic de mars), reflètent cette angoisse.
Rumeurs de fusion et tensions politiques, la nervosité palpable.
Dans ce contexte « inflammable », les rumeurs vont bon train. La presse italienne a récemment évoqué un potentiel rachat de Renault par Stellantis, une idée rapidement démentie par John Elkann, président de Stellantis. "Aucun projet à l'étude", a-t-il assuré. Mais ces spéculations, impliquant une mainmise accrue de la France (l’état français a porté fin janvier ses droits de vote dans Stellantis à 9,6% tout en conservant une part de 6,1% du capital, et possède 15% de Renault), témoignent d’une fébrilité ambiante.
Les tensions sont également vives entre Stellantis et le gouvernement italien de Giorgia Meloni (l'État italien n'est pas présent dans son capital). Cette dernière accuse le constructeur de "privilégier" les intérêts français.
On évoque également BMW dans ce dossier à rebondissement, le début des grandes manœuvres ?
Le plan de sauvetage de l'UE, un pansement sur une hémorragie ?
Face à cette crise existentielle, l'Union Européenne a dévoilé un "plan d'action ambitieux". Les grandes lignes :
Innovation et numérisation :
Création en 2025 d'une "Alliance européenne des véhicules connectés et autonomes" pour développer une plateforme logicielle européenne.
Transition vers une mobilité propre (plus flexible) :
Assouplissement des délais de conformité CO2 : les constructeurs pourront regrouper les émissions moyennes de leurs voitures neuves de 2025 à 2027. Les amendes ne s'appliqueront qu'au-delà de 93,6 g/km en moyenne.
Mesures pour stimuler l'achat de VE : programmes de leasing social, décarbonation des flottes d'entreprises (dès 2025), exonération de péages pour poids lourds zéro émission.
Infrastructures de recharge : 570 millions d'euros via le Fonds pour les infrastructures de carburants alternatifs (AFIF).
Compétitivité et indépendance industrielle :
"Battery Booster" : 3 milliards d'euros via le Fonds d'innovation pour la production européenne de batteries.
Renforcement des instruments de défense commerciale (face à la Chine notamment), règles d'origine spécifiques pour les VE.
Contrôle plus strict des investissements étrangers.
Soutien à la transition juste : Observatoire européen de la transition juste, Fonds social européen plus (FSE+), Fonds européen d'adaptation à la mondialisation (EGF).
Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission, se veut rassurant : "Nous ne pénaliserons pas l'industrie que nous devons aider." Il rêve d'une "industrie qui rend les Européens fiers, et qui sera à nouveau une force exportatrice," suivant la tendance chinoise.
Luca de Meo, Kering et l'automobile, quels enseignements pour l'investisseur ?
Le départ de Luca de Meo de Renault n'est pas anecdotique. Il est un révélateur.
Fuite des talents ?
Si un manager de cette envergure, capable de redresser un géant automobile, choisit de relever un défi dans un secteur différent, cela interroge sur l'attractivité et les perspectives perçues de l'automobile traditionnelle.
Nécessité de nouveaux profils :
L'industrie auto est à la croisée des chemins, entre hardware traditionnel et software/services. Les compétences en marketing de rupture, en transformation digitale et en gestion de crise, comme celles de De Meo, deviennent aussi cruciales que l'ingénierie pure.
Consolidation inévitable :
Même si la fusion Stellantis-Renault est démentie, la pression pour des rapprochements, des partenariats stratégiques (avec des géants de la tech, des spécialistes des batteries) ou des cessions d'actifs va s'intensifier. L'objectif : atteindre une taille critique pour amortir les investissements colossaux et rivaliser avec les mastodontes chinois et américains.
Polarisation du marché :
On pourrait assister à une spécialisation accrue : certains constructeurs misant tout sur l'électrique, d'autres cherchant des niches (luxe, utilitaires spécifiques), et potentiellement des acteurs se concentrant sur les services de mobilité plutôt que sur la vente de véhicules.
Le rôle crucial des politiques publiques :
Le succès ou l'échec du plan européen sera déterminant. Des mesures de soutien mal calibrées ou insuffisantes pourraient accélérer le déclin. Les politiques commerciales (droits de douane, règles d'origine) seront également clés pour protéger le marché intérieur sans déclencher de guerre commerciale.
Conclusion, un secteur en pleine recomposition, des opportunités pour les audacieux.
L'industrie automobile européenne traverse sans doute sa crise la plus grave depuis des décennies. Le départ de Luca de Meo pour Kering, bien plus qu'un simple fait divers managérial. C'est le signe que les anciens modèles ne tiennent plus et que l'heure est à une réinvention radicale.
Pour les investisseurs, cette période de turbulence est synonyme de risques, mais aussi d'opportunités.
La "Renaulution" avortée pour De Meo chez Renault pourrait bien être le prélude à une "Euro-Révolution" automobile, douloureuse mais nécessaire.