Stablecoins, les nouveaux pétrodollars : l'Europe face à la déferlante du dollar numérique.
- Pascal Faccendini
- il y a 2 jours
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L'histoire économique est une succession de rapports de force, souvent invisibles du grand public, qui décident pourtant de la prospérité des nations. Pendant un demi-siècle, notre monde a tourné autour du pétrodollar. Un système qui a assis la domination sans partage de la monnaie américaine. Mais cet ordre est en train de mourir. Et comme toujours en économie, la nature a horreur du vide. Un nouveau système émerge, plus rapide, plus discret, plus technologique : celui du cryptodollar.
Alors que 2025 s'achève, la révolution est déjà bien avancée. Près de 295 milliards de dollars circulent aujourd'hui sous forme de stablecoins, ces cryptomonnaies dont la valeur est arrimée à celle d'une monnaie traditionnelle. Une goutte d'eau ? Détrompez-vous. Les analystes prévoient que ce marché dépassera les 500 milliards dès la fin 2026, pour atteindre plusieurs milliers de milliards d'ici 2028. La véritable question n'est pas la taille de ce marché, mais sa nature : il s'agit d'une reconfiguration totale de l'hégémonie monétaire américaine. Face à cette offensive, l'Europe, comme souvent, semble prise de court, menacée de devenir une simple colonie numérique.
De la rente pétrolière à la suprématie numérique, la naissance du cryptodollar.
Pour bien comprendre la révolution en cours, il faut se souvenir de ce qu'était le système du pétrodollar. Né sur les cendres de Bretton Woods dans les années 1970, il reposait sur un pacte simple : le pétrole mondial se paie en dollars. Cet arrangement a créé une demande structurelle et permanente pour le billet vert, offrant aux États-Unis ce que Valéry Giscard d'Estaing nommait le « privilège exorbitant » : celui de pouvoir financer ses déficits en faisant tourner la planche à billets, que le reste du monde était obligé d'accepter.
Mais ce système se fissure. La fragmentation géopolitique, l'utilisation de l'arme financière contre la Russie – avec le gel de 300 milliards de dollars de réserves – et la montée en puissance de la Chine ont semé le doute. Des pays comme la Chine ou la Russie ont drastiquement réduit leur exposition à la dette américaine. La demande traditionnelle pour les bons du Trésor américain, pilier de l'ordre ancien, s'affaiblit. Qui allait donc prendre le relais pour financer l'Amérique ?
La réponse est venue d'un endroit inattendu : la technologie. C'est le paradoxe de notre époque : alors qu'une partie du monde souverain cherche à "dédollariser" ses réserves, le monde des entreprises et des particuliers, lui, "redollarise" l'épargne et le commerce mondial par le bas. Un entrepreneur au Nigeria ou un épargnant au Brésil n'utilisent plus les circuits bancaires traditionnels, lents et coûteux, mais des stablecoins comme l'USDT ou l'USDC pour se protéger de l'inflation ou commercer.
Le mécanisme est d'une efficacité redoutable. Pour chaque dollar numérique (stablecoin) émis, son créateur, comme les géants Circle ou Tether, doit détenir un dollar en réserve. Et où placent-ils cet argent ? Majoritairement en bons du Trésor américain à court terme. Ces nouveaux acteurs sont devenus, de fait, d'immenses acheteurs de dette américaine, créant une demande nouvelle, privée et mondiale, qui se substitue à celle, déclinante, des banques centrales étrangères. Le cryptodollar est né.
L'offensive américaine, une stratégie de conquête bien huilée.
Ne nous y trompons pas, cette transition n'a rien d'un hasard. Elle est le fruit d'une stratégie consciente de Washington pour perpétuer sa domination à l'ère numérique. La promulgation de la loi "GENIUS Act" est un signal clair : les États-Unis ont décidé de faire des stablecoins une arme stratégique pour renforcer la puissance du dollar. En offrant un cadre réglementaire clair, ils encouragent l'innovation et attirent les capitaux, s'assurant que l'écosystème financier de demain parlera, lui aussi, américain.
Cette politique, portée notamment par des figures comme Donald Trump, vise à privatiser en partie la gestion de ce nouveau dollar numérique, en confiant son développement à des acteurs privés dynamiques, court-circuitant la lourdeur des banques centrales. Le résultat est sans appel : 98% du marché des stablecoins, qui pèse plus de 313 milliards de dollars, est adossé au dollar. Le reste ? Des miettes.

Le réveil tardif et désordonné de l'Europe.
Et l'Europe dans tout ça ? Elle regarde passer le train du numérique, avec un mélange d'inquiétude et d'inaction. Le constat est terrible : les stablecoins en euros ne représentent que 0,19% du marché mondial. Nous préférons payer en stablecoin dollar plutôt qu'en stablecoin euro. C'est un aveu de faiblesse et une menace directe pour notre souveraineté économique.
Une riposte bancaire, mais si timide.
Certes, une prise de conscience semble émerger. Un consortium de neuf banques européennes, dont ING, UniCredit ou encore Caixabank, a annoncé le lancement d'un stablecoin en euro. L'objectif est de créer enfin une « norme de paiement européenne de confiance ». L'initiative est louable, mais elle paraît bien tardive. Le lancement n'est prévu que pour le second semestre 2026, un siècle à l'échelle de la tech. De plus, l'absence initiale des grandes banques françaises, même si elles travaillent sur leurs propres projets comme Société Générale avec son EURCV, montre une fragmentation de la réponse européenne.
Le dilemme de la BCE, entre contrôle et innovation.
Cette initiative privée se heurte en plus à la vision de la Banque Centrale Européenne. Francfort se méfie de ces "objets potentiellement très disruptifs", pour reprendre les mots du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau. La BCE craint une privatisation de la monnaie et une perte de contrôle. Sa solution ? Une monnaie numérique de banque centrale (MNBC), un "euro numérique", qui ne verrait le jour, au mieux, qu'en 2029.
Ce faisant, la BCE risque de livrer une bataille d'hier contre le monde de demain. Pendant qu'elle planifie son euro public, le secteur privé américain, lui, conquiert le monde. Un débat fait d'ailleurs rage entre la Commission Européenne, plus ouverte à la fongibilité des stablecoins internationaux pour attirer les acteurs, et la BCE, qui craint des risques pour la stabilité financière. Ces querelles internes nous paralysent.
Macron sonne le tocsin, l'Europe au pied du mur.
Dans ce marasme, une voix s'est enfin élevée. Dans une tribune au Financial Times , le président français Emmanuel Macron a appelé pour la première fois l'Europe à "renforcer le rôle international de l'euro par le développement de stablecoins". C'est la première prise de parole d'un chef d'État européen sur le sujet, et elle est capitale. Elle acte que l'enjeu n'est pas technique, mais éminemment politique. Il s'agit de notre capacité à exister dans l'ordre mondial de demain.
Conclusion : choisir son destin monétaire ou le subir.
Le basculement du pétrodollar vers le cryptodollar n'est pas une simple évolution, c'est une révolution. Les États-Unis ne la subissent pas, ils l'organisent pour asseoir leur leadership pour les cinquante prochaines années. Pour l'Europe, l'heure n'est plus aux atermoiements.
La menace est double. D'une part, une dépendance technologique et monétaire accrue envers les États-Unis. D'autre part, un risque systémique, car une crise de confiance sur ces stablecoins, qui sont désormais des acheteurs majeurs de dette, pourrait déstabiliser toute la finance mondiale.
Le Vieux Continent est à la croisée des chemins. Soit il surmonte ses divisions, crée un cadre réglementaire intelligent et ambitieux (avec le règlement MiCA) pour favoriser l'émergence d'un écosystème de stablecoins en euro puissant, et se dote enfin d'une arme de souveraineté numérique. Soit il reste un spectateur passif de cette guerre monétaire, et accepte de voir son destin économique et politique se décider de l'autre côté de l'Atlantique, sur les serveurs de la finance de demain. L'histoire ne nous attendra pas. À suivre...