Basculement vers le Japon ? Pourquoi le soleil levant attire les capitaux las des incertitudes américaines ?
- Fabienne
- 2 juin
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 3 jours

"Quand le marché obligataire parle, le marché actions écoute." Cet adage boursier, vieux comme Hérode, n'a jamais résonné avec autant d'acuité qu'aujourd'hui. Alors que les investisseurs naviguent dans des eaux troubles, marquées par une volatilité persistante et des remises en question fondamentales, un pays semble tirer son épingle du jeu, attirant des flux de capitaux en quête de stabilité et de nouvelles opportunités : le Japon. Pendant ce temps, l'ogre américain, longtemps perçu comme l'ultime refuge, montre des signes de fatigue qui n'échappent plus à personne. Plongeons au cœur de cette dynamique.
L'Oncle Sam sous pression : Quand la soutenabilité budgétaire devient le sujet brûlant.
Soyons clairs : le sujet des droits de douane et des tensions commerciales reste une épée de Damoclès au-dessus des marchés. Cependant, une préoccupation plus structurelle, plus insidieuse, a pris le devant de la scène : la soutenabilité budgétaire des États-Unis. Le signal d'alarme le plus retentissant a été tiré le 16 mai 2025, lorsque Moody's a dégradé la note de crédit souveraine américaine de Aaa à Aa1. Un événement marquant, car pour la première fois, les trois grandes agences – Moody's, Fitch et S&P – classent unanimement le pays en dessous du statut le plus élevé.
Pourquoi cette défiance ? Deux raisons principales :
Des déficits budgétaires massifs et persistants.
Une projection de la dette publique atteignant le chiffre astronomique de 134% du PIB d'ici 2035 (contre 124% en 2025).
Ajoutez à cela une impasse politique chronique à Washington, où les deux grands partis semblent incapables de s'accorder sur des réformes budgétaires à long terme, et vous obtenez un cocktail détonnant pour la confiance des investisseurs.
Les implications sont multiples et touchent directement votre portefeuille :
Vulnérabilité accrue des actifs américains à longue duration : Pensez aux obligations à long terme, qui deviennent plus risquées.
Rôle réduit des bons du Trésor comme outil de diversification : Pendant des décennies, les "Treasuries" étaient la pierre angulaire de la sécurité. Ce n'est plus aussi évident.
Risque accru de débasement monétaire : En clair, une potentielle perte de valeur du dollar à long terme.
Pression pour réévaluer les exigences de capital liées à la détention d'obligations d'État, notamment dans le cadre des futures réformes bancaires américaines.
Mais ce n'est pas tout. Le narratif "higher for longer" (taux plus élevés pour plus longtemps) martelé par Jerome Powell, Président de la Fed, vient compliquer la donne. Une inflation plus élevée et plus volatilité, combinée à des chocs d’offre plus fréquents, complique considérablement la tâche de la Banque centrale. Concrètement, cela se traduit par une pentification de la courbe des taux (le fameux "bear steepening" où les taux longs montent plus vite que les courts), une augmentation de la prime de terme, des taux réels plus élevés sur le 10 ans US, et un écartement du spread entre les T-Notes américaines et le Bund allemand.
Les chiffres de la consommation américaine, bien que masqués par un taux de chômage encore bas (4,2% selon les dernières données), cachent des fragilités. Les défauts sur les prêts étudiants remontent à 8% au premier trimestre après la fin du moratoire. Plus inquiétants, les retards de paiement de 90 jours et plus sur les cartes de crédit (12%) ou les prêts automobiles (5%) atteignent des niveaux inconnus depuis 2011. La machine à consommer américaine semble s’enrailler.
Le soleil se lève sur les rendements japonais : Une normalisation attendue.
Pendant que les États-Unis s'interrogent sur leur avenir financier, un autre géant économique opère une transformation silencieuse mais profonde : le Japon. Après trois décennies de baisse quasi ininterrompue, les taux longs japonais remontent enfin. Le 10 ans japonais est passé de quasi zéro en 2021 à 1,50% aujourd'hui, et le 30 ans de 0,6% à 3,2% !
Cette remontée n'est pas sans conséquences :
Un choc de valorisation à court terme : Les investisseurs institutionnels japonais, détenteurs massifs d'obligations, accusent des pertes latentes.
Un choc de normalisation symbolique : Le Japon a perdu sa place de premier créditeur net mondial au profit de l'Allemagne. Mais est-ce une si mauvaise nouvelle ? Peut-être le signe d'une économie qui se rééquilibre.
Surtout, cette normalisation des taux longs japonais pourrait entraîner des mouvements de capitaux très importants :
Rapatriements de capitaux : Les investisseurs japonais pourraient être tentés de rapatrier leurs fonds investis à l'étranger (notamment aux États-Unis) pour profiter de rendements domestiques redevenus attractifs.
Réduction de l'exposition aux titres américains : Une conséquence logique du point précédent.
Débouclage du "yen carry-trade" : Pendant des années, les investisseurs ont emprunté en yens à taux quasi nuls pour investir dans des actifs à plus haut rendement libellés dans d'autres devises (comme le dollar). La hausse des taux japonais rend cette stratégie moins profitable, voire risquée. Le choc de marché d'août 2024, déclenché par une hausse des taux directeurs de la Banque du Japon, a déjà forcé des débouclages massifs.
L'anomalie de la valorisation des actions japonaises, tant en termes absolus que relatifs par rapport aux autres marchés, pourrait bien disparaître. Un déplacement de l'épargne vers des actifs plus risqués, comme les actions, est prévisible.
L'oracle d'Omaha a parlé : Buffett mise gros sur le Japon.
Si les indicateurs macroéconomiques dessinent une tendance, les mouvements des grands investisseurs le confirment souvent avec éclat. Et qui de plus emblématique que Warren Buffett, l'Oracle d'Omaha ? Berkshire Hathaway, son véhicule d'investissement, accélère sa conquête du marché japonais en augmentant significativement ses parts dans cinq "sogo shosha", ces gigantesques maisons de commerce japonaises.
Quelques chiffres pour illustrer l'ampleur de la manœuvre :
La participation dans Mitsui & Co est passée de 8,09% à 9,82%, frôlant le seuil symbolique des 10%.
Des progressions similaires concernent Mitsubishi Corp, Sumitomo Corp, Itochu et Marubeni.
L'annonce a fait bondir les actions de ces entreprises (jusqu'à +4,2% pour Mitsubishi Corp) et l'indice Nikkei de 1,6%.
Berkshire Hathaway anticipe 812 millions de dollars de dividendes en 2025 grâce à ces participations.
Ce n'est pas un coup de tête. Ce plan s'inscrit dans une vision élaborée depuis près de cinq ans. Buffett lui-même a indiqué que "la part de Berkshire dans ces cinq sociétés continue d'augmenter". Plus révélateur encore, les maisons de commerce japonaises ont accepté d'"assouplir modérément" les restrictions qui empêchaient Berkshire de franchir le cap des 10%. Une concession rare qui témoigne de l'influence de Buffett, mais aussi de la volonté japonaise d'attirer des investissements stratégiques.
Pourquoi cet engouement ? La logique de Buffett est implacable et repose sur trois piliers :
Valorisations raisonnables : Contrairement à Wall Street qui caracole à des sommets historiques (et potentiellement surévalués), le marché japonais offre des valorisations bien plus attractives.
Structure unique des "sogo shosha" : Ces conglomérats sont au cœur de l'économie nippone, diversifiés dans de multiples secteurs stratégiques (énergie, métaux, ressources, infrastructures, agroalimentaire, distribution, etc.) et dotés d'importantes réserves de trésorerie. Une diversification naturelle qui correspond parfaitement aux critères de Buffett.
Perspectives de rendement attractives : Les dividendes prévus en sont la preuve.
Pour financer ces emplettes et de futures acquisitions, Berkshire a récemment émis 1,9 milliard de dollars d'obligations libellées en yens. Une stratégie astucieuse qui minimise l'exposition au risque de change tout en se donnant les moyens d'amplifier ses positions.
Pour financer ces emplettes et de futures acquisitions, Berkshire a récemment émis 1,9 milliard de dollars d'obligations libellées en yens. Une stratégie astucieuse qui minimise l'exposition au risque de change tout en se donnant les moyens d'amplifier ses positions.
En définitive, derrière ce match USA /Japon se trouve l’évolution du mur mondial de la dette (324 trillions de dollars au premier trimestre 2025, soit 333% du PIB mondial, dont 102 trillions de dettes publiques) structure déjà les réflexions autour de deux axes : le risque de débasement monétaire et le besoin urgent de trouver des alternatives diversifiantes au portefeuille type 60/40 (60% actions, 40% obligations) qui a montré ses limites.
Que doivent en retenir les investisseurs avisés ?
Le message est clair : le paysage de l'investissement mondial est en pleine recomposition.
La confiance dans la dette souveraine américaine s'érode.
Les implications pour la valeur refuge traditionnelle et la diversification de portefeuille sont majeures.
Le Japon émerge comme une alternative crédible.
Sa normalisation monétaire, couplée à des valorisations attractives et à la confiance d'investisseurs de la trempe de Warren Buffett, en font une destination à considérer sérieusement.
La diversification géographique et par classe d'actifs est plus cruciale que jamais.
Ne mettez pas tous vos œufs dans le même panier, surtout si ce panier montre des signes de faiblesse.
Restez vigilants face à la volatilité.
Les tensions géopolitiques, les politiques monétaires changeantes et les incertitudes politiques (notamment aux États-Unis avec les discussions sur les tarifs) continueront de secouer les marchés.
L'engagement renforcé de Warren Buffett dans l'économie japonaise n'est pas anodin. C'est un signal fort, une démonstration de sa vision à long terme et de sa capacité à dénicher des opportunités là où d'autres ne voient que stagnation. Pour les investisseurs qui cherchent à naviguer dans cet environnement complexe, l'exemple de l'Oracle d'Omaha est une source d'inspiration précieuse. Le Japon pourrait bien être l'une des clés pour déverrouiller de la valeur dans les années à venir, alors que le modèle américain, lui, commence sérieusement à interroger. Comme toujours le bon timing va être déterminant pour tous ce qui décident de faire pas vers le Japon. Une réflexion s'impose, à suivre...